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17 mars 2010 3 17 /03 /mars /2010 21:02

Il se sent mal, inactif, inutile. L’image de l’eau lui revient : le canal, le fleuve. Il voit son cadavre flotter entre deux eaux. Il sait qu’il doit lutter, chasser les pensées morbides. Toutes ces dernières semaines, la chasse qu’il a menée l’a tenu à peu près vivant, lui a évité aussi de voir son propre sort. Les quelques brefs instants où il a vu Juline, où il lui a parlé, l’ont rattaché au monde des vivants en lui rendant un espoir, tout mince qu’il fût, de la retrouver. Maintenant, sa chasse est finie, il n’est même plus certain d’avoir eu raison de s’attaquer à Taillembelle et quant à ce qu’il a fini par déclencher, il n’a aucun moyen d’agir sur cela, il ne peut qu’attendre.

 

Heureusement, il lui reste les comprimés que le médecin lui avait prescrits. Un quart de comprimé. Il en prend un entier et s’allonge. Le sommeil vient.

 

Il rêve. Il rêve de l’eau. Il est redevenu un petit garçon qui marche le long du canal : c’est l’été, il est sur un chemin de hallage, il tient son grand-père par la main, ou bien est-ce son grand-père qui le tient. Il y a des coquelicots. A sa droite, c’est le canal, et de l’autre côté, à gauche de son grand-père, il voit l’herbe. Elle est verte, elle est haute. Elle est rouge aussi. Les fleurs. L’eau est brune, elle sent le gasoil. Il y a aussi une odeur de goudron chaud. Il entend son grand-père lui parler de la vie des mariniers, des chargements qu’on attend, qu’il faut trouver pour reprendre le voyage. Une péniche est amarrée, elle est vide, elle attend qu’on lui trouve quelques tonnes de sable à transporter pour partir vers un autre canal, une autre ville, un autre pays. Son grand-père lui parle des chevaux qui tiraient les chalands, qu’on a remplacés par des tracteurs qui ont disparu, parce que l’on a inventé l’automoteur. Avant, on les tirait à bras d’homme, mais lui, il n’a pas vu cela. Ils sont bien. Qu’il est grand, pépé. L’eau est là, si proche.

 

L’eau, le canal, il a besoin de sentir le canal, et d’y retrouver l’âme de ses ancêtres, ou la sienne qui lui semble tellement lointaine, tellement perturbée par ce qu’il a organisé et qu’il ne reconnaît plus. Le canal de son enfance n’existe pas à Paris : la Seine est trop large, le canal Saint Martin trop abandonné par la navigation. Il pourrait chercher l’Oise ou la Marne, plus à son échelle. Il réalise que c’est l’eau qu’il veut, et l’eau d’un canal, qui coule lentement, presque sans courant d’une écluse à la suivante. Les péniches dont son grand-père lui parlait ont elles aussi disparu, remplacées par des convois sans âme et où les hommes viennent comme à l’usine, où ils n’habitent plus. Il sait aussi qu’il ne retrouvera pas cette humanité qu’il a cherchée au cours de toutes ses errances dans Paris, quand il ne rencontrait ni le fantôme du jeune homme brillant, ni celui du puceau lubrique. L’âme de ses ancêtres, son âme, est dans le fleuve, ou dans le canal, et peu importe quel fleuve, peu importe quel canal. Cette eau est la maison de son âme et de celle de ceux qui l’ont précédé.

 

Pont esquerchin

Années 60

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