Il va sortir, aller marcher dans Paris. Il va repartir à la recherche du jeune homme brillant. Non, à la recherche du puceau lubrique qu’il était aussi. Ce n’est plus la rue de l’Université qu’il va retrouver mais la rue Saint Denis. Le jeune homme brillant avait aussi une face cachée, la nuit il sortait et allait admirer ces corps inconnus et offerts. Il se contentait de regarder et rentrait se livrer à des plaisirs solitaires. Il aimait cette foule qu’il croisait la nuit. Il voudrait la retrouver mais tant d’années se sont écoulées : les jeunes beautés trop maquillées, trop court vêtues, trop peu vêtues, dont il devinait les corps, doivent être fanées. Il craint que certaines d’entre elles ne soient toujours alignées dans cette rue, vieillies, fatiguées. Il a pitié d’elles. Ce sont elles aussi des mortes que la société rejette mais dont elle a besoin. Il se souvient de ce chanteur qui s’installait place des Innocents et répétait chaque soir le répertoire de Brassens que lui aussi connaissait par cœur. Il se dit qu’il a disparu, qu’il a rejoint le club des amis de Georges dans l’au-delà. Quel au-delà?
La rue est déserte. Ni les clients, ni les filles ne sont là. Autrefois, elles étaient des dizaines entre la rue de Turbigo et la porte Saint Denis et il y avait tant d’hommes, jeunes et vieux, qui passaient, s’arrêtaient, leur parlaient et parfois disparaissaient avec l’une d’elle derrière une porte. Ce soir, il ne voit que quelques femmes usées qui ne lancent même plus le «tu viens chéri» dont il se rappelle. Il se doute bien qu’elles ne lui diraient plus les «beau garçon» ou «petit chéri» qui l’amusaient mais elles sont tellement tristes qu’il comprend pourquoi si peu d’hommes déambulent dans cette rue qu’il a connue si vivante, même en fin de nuit. Il espérait retrouver cette animation joyeuse, il ne voit que son côté sordide. Il n’a pas plus croisé le puceau lubrique qu’il n’avait retrouvé le jeune homme brillant de l’autre côté de la Seine ou, pas si loin, le long du canal.
Il descend vers la place des Innocents. Il sait qu’il n’y retrouvera pas l’homme qui enchaînait les accords de Brassens sur sa guitare. L’endroit est encore plus triste qu’il ne l’avait imaginé. Des touristes, des jeunes désoeuvrés. Mais pas la foule de ses souvenirs. Le Paris de sa jeunesse est mort, comme lui, victime de la même société de l’apparence qui n’aime pas la bohême des pauvres. Il sait que chaque génération perd son Paris. Celui qu’il n’a pas connu et dont il rêvait au canal Saint Martin, ce Paris laborieux qui a laissé la place au Paris clinquant qui convient aux hommes parfaits d’une société où l’ordre a pris la première place, où tout est prévu, où les poètes n’ont plus leur place, où on appelle artistes des bouffons vulgaires qui ne déclenchent que les rires enregistrés et ceux qui les suivent. Il est pris de l’envie d’aller voir le théâtre Fontaine où il avait applaudi Pierre Desproges. Qui se souvient encore de celui qui savait rire de tout, mais pas avec n’importe qui, et même du cancer qui le tuait. Mais à quoi bon chercher encore une ombre. La société qu’il exècre est faite pour les hommes parfaits qui la servent docilement. Alors, il doivent rire quand on le leur demande, de la vulgarité et surtout pas d’une subtilité qu’on leur a appris à ne pas comprendre. On les a même sélectionnés sur ce critère là, les hommes parfaits. Surtout, qu’ils ne pensent pas. Ou alors qu’ils croient penser en singeant les maîtres.
Il peut rentrer, sa détermination est confortée.