Lui, cela fait plusieurs fois que je le croise. C’est un homme « d’un certain âge » comme on disait autrefois dans les milieux bien pensants. Un vieux con usé si on regarde le monde d’un point de vue de DRH moderne et décomplexé. Au premier abord, on pourrait le confondre avec n’importe quel autre mort errant qui vient le matin, ou le soir, quêter dans les voitures des transports en commun parisien. A quelques détails près, son discours n’est pas très différent de celui des autres. Seulement, on pourrait aussi le confondre avec les voyageurs ordinaires qui se rendent au travail. Et d’ailleurs, il ne demande que ça, ce mort errant là, redevenir l’un de ces fantômes anodins qui tous les matins empruntent ces trains surchargés pour se rendre à un travail qui le plus souvent les ennuie.
Mais voilà, lui, il ne dit pas « je m’appelle Machin, j’ai une petite fille ou un petit garçon, rester propre, donner à manger… ». Non, il raconte simplement ce qui lui arrive. On comprend qu’il a été semblable à tous les jeunes cons du métro, sûrs d’eux, sûrs que la vie les accueille en héros et ne leur réserve pas de coup tordu. Il a été comme eux, sans doute lui aussi un jeune homme brillant. Il parle de mathématique, emploie des mots que sans doute personne, ou presque, ne comprend. Il dit qu’il a perdu son travail, qu’à 56 ans il est juste un vieux rebus dont on ne veut plus mais qu’il ne perd pas espoir.
Aujourd’hui, il annonce qu’il a retrouvé du travail. Un peu de travail. Quatre heures par semaine et autant de transport. Alors il continue de faire la manche, parce qu’on suppose qu’il n’a pas encore reçue sa paie. Parce que de toute manière, quelques heures glanées ainsi, ça ne suffit pas pour vivre, quoi qu’on en dise dans les milieux bien pensants.
Je lui ai filé un euro. Et quelques mots. Au fond, ce sont peut-être les paroles échangées qui sont les plus importantes. Qu’avais-je à lui dire, moi qui allais tranquillement rejoindre mon travail, moi qui appartient à l’apparent camp des vainqueurs ? Pas grand-chose, juste que je sais, et que tous les jeunes cons qui nous entourent devraient savoir que dans ce monde de l’apparence où faire et savoir faire ne compte guère, tomber arrive.
Ce ne sont que quelques mots, évidemment…